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Frankenstein ‘from scratch'

Scott Hendricks revêt la blouse de laboratoire d’un scientifique dangereusement ambitieux…

Pieter Baert
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5 min.

C’est la dixième fois en dix ans que Scott Hendricks retrouve la scène de la Monnaie. Les applaudissements le soir de la première de Frankenstein n’en furent que plus enthousiastes. Le moment idéal pour aller à la rencontre de notre American in Brussels préféré : un entretien sur les bad guys, les heurs et malheurs d’une création mondiale et, bien entendu, son nouveau rôle-titre.

Donner vie à des mots et des notes qui n’existent que sur le papier et créer un personnage totalement neuf : tout chanteur qui participe à une création mondiale n’est-il pas un peu Frankenstein ?

Je pense que chaque artiste a un côté Prométhée. Mais c’est vrai, par rapport à une nouvelle production de Rigoletto, par exemple, l’approche est totalement différente. On crée tout à partir de zéro – from scratch. Ni les créateurs ni le public n’ont de point de comparaison : il n’existe aucun enregistrement de référence susceptible d’orienter l’écoute, ni de tradition de mise en scène à perpétuer ou à ensevelir. Et comme, indépendamment des critères de qualité artistique, il n’y a aucune attente spécifique, l’attitude est tout autre dans la salle de répétition. 

Frankenstein part-il réellement de rien ? Les versions hollywoodiennes de l’ambitieux savant et de son monstre ne sont-elles pas gravées dans l’inconscient collectif ?

Oui et non. Pour me préparer à ce rôle, je me suis plongé dans l’histoire des représentations de Frankenstein : du roman de Mary Shelley aux navets les plus glauques du cinéma trash. Bien sûr, tôt ou tard, on finit toujours par tomber sur le film de 1931 avec Boris Karloff. Comme il a emprunté les décors et les costumes au tournage de Dracula réalisé la même année, il a transformé à jamais l’image de La Créature en machine à tuer léthargique, ressuscitée par un savant fou dans un château gothique. Mais l’opéra que nous produisons ici n’a en réalité pas grand-chose à voir avec cette version. Àlex (Ollé, metteur en scène de cette production, n.d.l.r.) veut effacer les clichés du mythe et retourner de manière originale à la source.

En tant que chanteur, quelle liberté avez-vous pour interpréter ce genre de nouveau personnage ?

Je trouve difficile de faire une distinction claire entre mes idées personnelles et ce qui est le fruit de la manière dont je réagis aux idées de mes collègues. On entend souvent dire qu’« il y a trop de chefs dans la cuisine ». Pendant la phase de répétitions d’un nouvel opéra, il y a tellement d’ingrédients à mélanger que tous les chefs sont les bienvenus (rires). Et chacun – Àlex, le compositeur Mark Grey, la librettiste Júlia Canosa i Serra, les autres membres de la distribution – vient à un moment ou l’autre ajouter sa petite pointe de sel au personnage de Victor Frankenstein pour rectifier un peu l’assaisonnement. Mais je suis à présent arrivé à un point où je commence tout doucement à savoir quel plat je vais servir.

Macbeth et Il Conte di Luna (Il trovatore) de Verdi, Sweeney Todd, Tonio dans I Pagliacci, Barnaba dans La Gioconda et bientôt le meurtrier en série M à Berlin… Pourquoi les directeurs d’opéra font-ils appel à Scott Hendricks lorsqu’ils ont besoin d’un bad guy ?

(avec un sourire conspirateur) Eh bien, c’est à eux qu’il faudrait le demander. Je suppose que c’est tout simplement en lien avec la place de la voix de baryton dans l’opéra. Pour faire dans le cliché, un opéra c’est l’histoire d’un ténor qui est amoureux d’une soprano et à qui un baryton vient mettre des bâtons dans les roues. Généralement, ce sont surtout les pères et les méchants (rires). Le choix est donc plutôt restreint. Mais c’est vrai, j’aime relever le défi de parvenir à exprimer toute la richesse psychologique du méchant.

© B. Uhlig
À quelle catégorie Victor Frankenstein appartient-il ? Est-il foncièrement mauvais, aveuglé par son orgueil et son ambition, ou est-il plutôt un personnage de père défaillant ?

Dans cette production, c’est davantage la seconde proposition. Nous explorons principalement la relation entre Victor et sa créature, son incompétence à prendre en compte les sentiments du monstre qu’il a créé, le fait qu’il ne recule pas face à la violence émotionnelle, et ce que cela déclenche au final chez un être qui, a priori, est aussi naïf et innocent que n’importe quel « nouveau-né ». 

Le compositeur Mark Grey a immédiatement pensé à vous pour le rôle de Victor Frankenstein et a créé la partition en fonction de votre voix.

Mark et moi sommes amis depuis longtemps. En 2008, il a écrit pour moi la partition de baryton de son « Navajo oratorio » Enemy Slayer et, à l’époque, nous avions étudié ensemble les qualités précises de ma voix et ses possibilités en termes de tessiture. En novembre 2015, lorsque Frankenstein a été mis sur les rails, je suis allé à San Francisco pour définir avec lui les contours de ce rôle. Ces quatre dernières années, j’ai pu donner beaucoup de feed-back et ce processus se poursuit en réalité jusqu’à aujourd’hui : en outre, comme l’opéra n’a jamais été travaillé en « workshop », c’est-à-dire joué en filage avec une partie de la distribution, nous découvrons aujourd’hui encore de nombreux passages à modifier. Et Mark y est toujours disposé, même lorsqu’il s’avère au final que cela ne fonctionne pas d’un point de vue dramaturgique. On comprend aussi immédiatement pourquoi des compositeurs pragmatiques tels que Verdi et Mozart continuaient à affiner leurs opéras pendant les répétitions, ou pourquoi Puccini, après la première de Madama Butterfly, s’était immédiatement attelé à une seconde version. Le chef-d’œuvre absolu et immédiat qui, telle une vision, se révèle instantanément à l’artiste, est une illusion, et l’autorité sacrée de la partition d’origine est souvent sujette à caution.

Pour terminer, une dernière question sur la culture belge de la bière, que vous avez appris à apprécier lors de vos nombreux séjours à Bruxelles : quelle bière vos fans peuvent-ils envoyer dans votre loge en témoignage d’admiration ?

(rires) Excellente question ! Ma préférée, c’est la Wieze, mais je ferai volontiers une exception pour une trappiste ou une Chouffe.