La Monnaie / De Munt LA MONNAIE / DE MUNT

Barbara Hannigan

De la scène au podium

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6 min.

Ces dernières années, Barbara Hannigan a non seulement fait des débuts inoubliables dans plusieurs rôles de soprano à la Monnaie, mais aussi fondé une initiative de mentorat destinée aux jeunes chanteurs et remporté un Grammy. Aujourd’hui, avec cette version semi-scénique de The Rake’s Progress, l’opéra diabolique de Stravinsky, elle fait ses débuts en tant que cheffe d’orchestre lyrique. L’occasion pour un entretien avec cette superstar canadienne qui, avec tous ces talents, a sûrement dû faire elle aussi un pacte avec le diable…

Barbara Hannigan : Lorsque je me suis essayé à la direction pour la première fois — il y a huit ans déjà ! — je n’ai pas directement envisagé un changement de carrière. J’étais censée diriger un seul concert, sans plus. Cependant, avant même de monter sur scène, j’ai eu un sentiment étrange par rapport à ce concert : comme une responsabilité que je n’avais jamais ressentie auparavant. On pourrait même dire une sorte de sentiment “parental”. Le mot a son importance. Vous savez, en tant que chanteuse, on peut bien plus souvent se comporter comme un enfant (rires). Dans ce rôle, on peut davantage se permettre d’être taquin, et même quelque peu récalcitrant ou égocentrique. En tant que chef, on a une approche complètement différente. On est comme le parent, on devient responsable... Je me souviens que ce sentiment m’a tout de suite énormément plu. J’ai immédiatement eu l’envie de continuer à explorer cette sensation et l’univers de la direction d’orchestre.

Heureusement, mes premières expériences de direction ont été positives, et j’ai reçu de nouvelles demandes pour des productions en tant que chef d’orchestre. Aujourd’hui, j’ai à mon actif presque autant de concerts en tant que chef que comme chanteuse !

Comment décririez-vous votre style comme chef d’orchestre ? Vous dirigez par exemple toujours sans baguette...

C’est vrai, j’ai bien essayé de diriger avec une baguette, mais cela ne me correspondait pas. Mais mains sont trop expressives ! Je ne voulais rien ajouter à cette gestuelle, cela ne faisait que me gêner. Quant à mon style de direction... Je ne peux pas vous dire. Je ne serais même pas capable de vous décrire mon style en tant que chanteuse. Ce que je tente de faire en tant que musicienne — chanteuse ou chef — c’est d’intégrer la musique, c’est-à-dire littéralement de faire entrer la musique dans mon corps pour ensuite l’exprimer à l’aide de celui-ci. À ce propos, mon expérience de chanteuse m’est d’une grande aide pour la direction. En effet, les chanteurs sont des "professionnels de la respiration". Soit ils chantent, soit ils respirent. Ils font ces deux actions de façon très consciente. Cette sensation et cette conscience de la respiration, ce phrasé naturel, sont autant d’éléments que j’utilise dans la direction.

© Klarafestival
Quelle place occupe The Rake’s Progress dans votre répertoire ?

Mon histoire avec ce morceau remonte très loin ! Lorsque j’avais 23 ans, j’ai eu l’opportunité de jouer le rôle d’Anne Trulove, à l’époque encore en tant que doublure. C’était le tout premier rôle que j’incarnais, et il m’a immédiatement fascinée. Depuis, je l’ai interprété plusieurs fois. Lorsque j’ai décidé de diriger un opéra, il me paraissait tout à fait naturel et logique que le premier opéra que j’avais chanté soit également le premier en tant que chef. L’histoire et la musique de The Rake sont tout simplement fantastiques. C’est une fable intemporelle sur l’amour et la fidélité, sur l’honnêteté, la cupidité et la perte des valeurs. On ne peut pas dire que l’histoire soit ancienne ou moderne ; elle est simplement humaine, elle fait partie de nous. Les personnages sont vraiment fascinants... D’une certaine manière, ils sont stéréotypés, et possèdent donc chacun plus ou moins leur propre structure harmonique. J’essaie cependant de veiller à ne pas les rendre trop cliché dans mes interprétations. Pour le rôle de Nick Shadow par exemple, le diable, il faut précisément faire ressortir le côté humain. Il est extrêmement convaincant, justement parce qu’il est très gentil. Pour ce qui est du personnage d’Anne Trulove, je tente d’atténuer son côté naïf.

Vous présentez The Rake’s Progress avec l’ensemble néerlandais LUDWIG, un groupe avec lequel vous collaborez étroitement.

Les musiciens de LUDWIG forment un collectif flexible. Je travaille avec l’ensemble depuis à peu près neuf ans déjà, mais j’avais déjà rencontré les différents musiciens dans des projets avec d’autres orchestres et groupes. Notre collaboration est très productive parce que nous partageons les mêmes idées musicales. Nous sommes tous curieux, nous prenons des risques, et notre démarche convainc : en 2018 encore, nous avons entre autres remporté pour l’album Crazy Girl Crazy un Grammy Award et le prix Klara du Meilleur CD international.

La réalisation de cette production a été confiée au metteur en scène suédois Linus Fellbom. Pouvez-vous déjà lever un coin du voile sur son concept ?

Lorsque je cherchais un metteur en scène pour cette production, Anne Sofie von Otter m’a recommandé Linus. Une idée fantastique ! Tout comme moi, il partage son temps entre deux formes artistiques : il a entamé sa carrière comme concepteur lumières avant de se tourner vers la mise en scène. L’axe central de la mise en scène de Linus est l’observation. Tous les chanteurs, le chœur et l’orchestre restent sur scène tout au long du spectacle, tout le monde est donc constamment témoin de l’action. Par ailleurs, le centre de la scène est occupé par un objet, une sorte de grande boîte qui s’ouvre au début de l’opéra, et laisse apparaître un des personnages... La boîte dépliée devient ensuite en quelque sorte le lieu de l’action de l’opéra.

Les chanteurs sont issus de votre propre projet, Equilibrium.

En effet. Equilibrium est un projet de mentorat destiné aux jeunes musiciens professionnels, principalement à des chanteurs. J’ai créé Equilibrium il y a quelques années afin de pouvoir rendre quelque chose à la communauté musicale. Je veux pouvoir prodiguer à la jeune génération de chanteurs l’accompagnement généreux que m’ont offert mes mentors à l’époque. Mais je voulais formaliser cet accompagnement et l’intégrer dans un cadre professionnel, comme dans le cas d’un apprentissage officiel. Il ne s’agit pas vraiment d’une formation, mais plutôt d’un stage. De nombreux musiciens d’Equilibrium se produisent déjà avec des orchestres et ensembles renommés. Je leur donne donc principalement des conseils en matière de discipline, de concentration et de santé, des éléments qui ne font pas partie de la technique de chant proprement dite mais sont d’une importance cruciale pour permettre à un chanteur de tenir le coup dans le monde de la musique classique.

Le retour à Bruxelles vous procure-t-il un sentiment particulier ?

Absolument, être à Bruxelles est toujours un grand plaisir ! Je me produis depuis de nombreuses années déjà à La Monnaie dans des productions sur des musiques de Dusapin, Hosakawa, Defoort et Ligeti. Et je ne peux oublier que j’ai également fait mes premiers pas à La Monnaie dans mon plus grand rôle. J’y ai joué Lulu en 2012, dans l’opéra éponyme d’Alban Berg. J’ai également déjà participé au Klarafestival dans le rôle de Belinda, dans la production par Jan Decorte de Didon et Enée, par exemple. Bruxelles occupe donc une place particulière dans mon cœur, et je suis extrêmement impatiente de présenter The Rake’s Progress à La Monnaie pendant le Klarafestival !

Un entretien diffusé sur notre site avec la permission amicale du Klarafestival.