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L’agonie du désir

Comment les cinéastes ont assimilé la musique de « Tristan und Isolde »

Thomas Van Deursen
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8 min.

« Le plus grand accomplissement en 2000 ans d’évolution théâtrale », ainsi parlait Richard Strauss de Tristan und Isolde. L’opéra fait son grand retour à la Monnaie dans une mise en scène du plasticien Alexander Polzin et du cinéaste Ralf Pleger, célèbre pour ses films musicaux tels que Wagnerwhan en 2013. La musique de Wagner occupe d’ailleurs une place essentielle dans la galaxie de citations musicales qui foisonnent au cinéma depuis son apparition. Ici, nous nous intéressons plus particulièrement à la manière dont les réalisateurs se sont appropriés la musique de Tristan und Isolde au travers de quelques exemples incontournables.

LE JOUR ET LA NUIT

Qu’il s’agisse d’un renfort émotionnel facile, d’un contraste assumé ou d’une véritable démarche esthétique très réfléchie, les citations musicales de Tristan un Isolde au cinéma font l’objet d’un certain systématisme. D’abord, seuls deux passages de cet opéra bénéficient d’une utilisation filmique régulière : le Vorspiel et le Liebestod final. Ensuite, la typologie citationnelle des réalisateurs peut être réduite à deux sortes d’emprunts, parfois concomitants : les emprunts thématiques issus du livret et les emprunts musicologiques hérités de la partition.

Thématiquement, outre l’arc narratif principal d’un amour à la fois transcendantal et impossible, Richard Wagner utilise la métaphore du jour et de la nuit pour créer une dichotomie entre le réel et l’irréel. Le jour représente le monde concret au sein duquel les amants sont en conflit avec la société. Par contraste, le royaume de la nuit illustre l’accomplissement sans retenue de leur union. Le jour est un mensonge tangible, la nuit une réalité pure et insaisissable. De la même manière, la vie sous forme de prison charnelle s’oppose à la mort spirituellement libératrice.

Musicalement, Wagner ambitionnait d’exprimer librement ces tensions contradictoires pour mieux signifier la beauté céleste de l’extase. Dès le Vorspiel, avec le fameux accord de Tristan, le mérite du compositeur fut de s’émanciper des conventions grâce à une non-résolution tonale inattendue. Tristan und Isolde est aussi connu pour son incomparable recours à la suspension harmonique qui permet de provoquer une grande tension chez l’auditeur en le soumettant à une série prolongée de cadences inachevées, suscitant ainsi l’attente de leur résolution musicale. Ces « conclusions différées » sont souvent interprétées comme symbolisant le besoin physique de libération sexuelle et la recherche d’accomplissement de l’âme par le suicide.

UN CHIEN ET UNE BALEINE

De Tristan und Isolde, le cinéma a donc retenu la double dichotomie jour et nuit, vie et mort, ainsi que le principe d’un désir non-achevé, d’une recherche impossible, d’une pulsion interrompue en quête de finitude. Très tôt, les réalisateurs ont intégré la musique de Wagner dans leur langage à cet effet.

En 1929, Luis Buñuel réalise un essai surréaliste sous forme de court métrage muet sonorisé d’après un scénario coécrit avec Salvador Dali. Un chien andalou est une succession de scènes sans véritables liens logiques dont le fil conducteur serait les tentatives d’un homme poussé par le désir vers une femme qui, le plus souvent, s’y oppose. Des objets et des personnages inattendus apparaissent et disparaissent, laissant le spectateur libre de leur attribuer une part de réalité, d'imagination, ou de souvenir. Buñuel enrichit son discours grâce à un collage musical semi-indépendant qui alterne la version instrumentale du Liebestod avec deux tangos argentins. La musique wagnérienne accompagne très littéralement les séquences d’amour, de séduction et de mort sous forme de surlignage émotionnel. Formellement, les nombreuses ellipses audiovisuelles du réalisateur empruntent à la musique son emploi de motifs répétés de manière sérielle. Une absence de logique et un penchant subversif qui, rattachés à une partition aussi solennelle que celle de Tristan und Isolde, permettent également de créer un décalage humoristique. Dans le même temps, toute la dimension sexuelle et fantasmagorique de ces segments s’en trouve sublimée : le réel est transformé en espace onirique à la fois fragmentaire et incomplet.

La seconde guerre mondiale vient de se terminer quand Walt Disney produit Make Mine Music (1946), une anthologie animée d’épisodes musicaux mis sur le côté pendant le conflit par le studio au profit de la propagande militaire. Dans l’épisode final Opera Pathetique ou The Whale Who Wanted to Sing at the Met, la rumeur d’un talentueux cachalot doué d’une voix extraordinaire persuade un impresario que l’animal a dévoré trois chanteurs. Quand il rencontre l’imposant mammifère marin appelé Willie, un rapide montage suggère la potentielle carrière lyrique de ce dernier. Parmi les petites scènes, le duo amoureux du deuxième acte de Tristan und Isolde est brièvement parodié, même ridiculisé, suggérant peut-être une sorte de triomphalisme ironique envers la culture allemande de la part du géant audiovisuel américain.

PAUL ET ROMÉO

Ours d’or à la neuvième édition de la Berlinale en 1959, Les cousins de Claude Chabrol est déjà annonciateur de la nouvelle vague qui s’apprête à dynamiter le cinéma français dans les années 60. C’est l’histoire de Charles, jeune provincial sérieux et travailleur, qui vient étudier le droit à Neuilly chez son cousin Paul, un individu brillant, cynique et séducteur. Charles y tombe éperdument amoureux de Florence mais Paul en fait sa maîtresse. À partir de cette intrigue extrêmement simple, Chabrol élabore une véritable critique sociale de la France de l’après-guerre. Dans l’extrait ci-dessous, il construit un discours polysémique autour du Vorspiel de Tristan und Isolde entendu lors d’un monologue de Paul reprenant plusieurs tropes de la littérature allemande. Par l’entremise de cette citation, le cinéaste anticipe la fin tragique de son récit, singularise le personnage de Paul comme en dehors des normes sociétales et commente l’humeur désinvolte de la bourgeoisie française qui se greffe à plusieurs tabous de l’époque liés, notamment, aux atrocités de la collaboration.

Si convoquer cet hymne à l’amour lyrique wagnérien dans une adaptation cinématographique de Romeo and Juliet de Shakespeare peut sembler redondant ou même s’apparenter à un cliché simpliste ; le mérite de Baz Luhrmann est d’avoir construit un vocabulaire très personnel justifiant son recours au célèbre opéra. L’esthétique de ce film sorti en 1996 témoigne de l’énorme influence du style clipesque hérité des chaînes de télévision comme MTV dans les années 90. Ici, l’amour impossible des jeunes amants est clairement mis en opposition avec l’hystérie collective et la violence de la société. Pour symboliser la recherche de quiétude sentimentale des protagonistes, Luhrmann utilise de nombreuses rimes audiovisuelles comme l’eau et les agressions sonores. Chaque scène réunissant Roméo et Juliette verra systématiquement une mélodie harmonieuse interrompue par des bruitages très disruptifs. C’est après le silence durement payé de la fin inévitablement tragique que surgissent les dernières mesures de Tristan und Isolde. L’élévation musicale est ensuite mimée par le mouvement de la caméra avant un montage fragmentaire des brefs instants de paix qu’ont vécu ensemble les personnages au cours du film, dont un baiser partagé sous l’eau dans une piscine. Ce dernier plan se fige sur les dernières notes du Liebestod, écho thématique, musicologique et même lexical des images (voir les paroles ci-contre).

LE SPLEEN ASTRAL

On doit probablement la plus célèbre citation filmique de cette œuvre colossale à Lars von Trier. Sorti en 2011, Melancholia commence avec un long prologue d’images apocalyptiques musicalement soutenues par l’entièreté du Vorspiel « tristanien ». Fermement ancré dans la démarche du réalisateur danois qui souhaite représenter la dépression à une échelle métaphysique, l’intrigue suit parallèlement deux trajectoires : d’une part, celle d’une gigantesque planète surnommée Melancholia qui menace d’entrer en collision avec la Terre ; d’autre part, celle de Justine (Kirsten Dunst), une jeune femme animée par un irrésistible sentiment de mal-être, et de sa sœur Claire (Charlotte Gainsbourg) progressivement terrifiée par la possibilité d’une fin du monde imminente. Invitant de manière poétique le spectateur à se confondre avec l’état affectif de Justine, le prologue virtuose de ce mélodrame postmoderne hautement symbolique emprunte à la musique de Richard Wagner toute son universalité cosmique. Elle favorise l’intersubjectivité, elle exprime cette souffrance indicible d’être incomplet, ce désir noir sans véritable solution qu’étouffe l’ordre social. Lars von Trier utilise le sentiment de manque et de non-résolution évoqué plus haut pour décrire le « no man’s land » émotionnel, ni concret ni abstrait, entre la nature et le langage avec un pathos romantique teinté de nostalgie. À la fin du film, le Vorspiel est cette fois interrompu par le bruit chaotique des planètes en collision. Le réalisateur termine ainsi l’accord de Tristan avec sa propre dissonance : le cinéma est enfin parvenu à assimiler la splendeur viscérale de la comète wagnérienne.