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En quête d'un nouveau public

Mozart dans les années 1782-1783

Marie Mergeay
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10 min.

Une invitation à la danse, une bonne dose de prouesses vocales, l’évocation d’un concert historique donné par Mozart en personne : tels sont les ingrédients du programme que le chef d’orchestre Raphaël Pichon et la soprano Sabine Devieilhe ont composé en puisant essentiellement dans le répertoire mozartien des années 1782-1783. S’appuyant sur les œuvres à l’affiche, la dramaturge Marie Mergeay décrit cette phase tumultueuse de la vie du compositeur.

Cette période, qui suit de près les succès d'Idomeneo et de Die Entführung aus dem Serail marque un tournant dans la vie de Wolfgang Amadeus Mozart, sur le plan tant professionnel que personnel : il décide de s’installer à Vienne et de s’affranchir de toute tutelle puis, contre l’avis de son père Leopold Mozart, il épouse Constanze, la troisième des quatre filles Weber – une famille qui influencera la vie du compositeur au niveau artistique également.
Ce concert suit deux « lignes directrices » : d’une part, la Symphonie n° 35, que Raphaël Pichon interprète dans l’esprit de l’Akademie viennoise de Mozart et, d’autre part, un échantillon de la virtuosité vocale mozartienne, dans laquelle excelle Sabine Devieilhe.

Ridente la calma nell'alma si desti;
Né resti più segno di sdegno e timor.
Anonyme

« Qu’un calme serein se niche en mon âme ; qu’il n’y reste plus trace de crainte ou de fureur. » Le concert débute avec l’élégance et le raffinement italiens de « Ridente la calma » KV. 152. Longtemps attribuée à Mozart, cette canzonetta est en réalité l’arrangement d’un air d’opéra signé Josef Mysliveček (1737-1781), « Il caro mio bene ». Les deux compositeurs ont fait connaissance et se sont liés d’amitié à Bologne en 1770, lors du premier voyage de l’enfant prodige en Italie. Mozart effectue, probablement en hommage à Mysliveček qu’il admire beaucoup, une réduction pour piano de cette aria – initialement orchestrée pour cordes, deux flûtes et deux cors – et la dote d’un nouveau texte.

Akademie

Le terme Akademie est lié à l’essor des concerts publics durant la seconde moitié du dix-huitième siècle dans les grandes métropoles comme Vienne. On remarque en effet que la vie musicale s’émancipe à vive allure de la Cour et des cercles aristocratiques. Contrairement aux festivités de la Cour réservées aux aristocrates, les académies sont des concerts publics accessibles à tous moyennant le paiement d’une entrée. Elles sont souvent organisées par les musiciens eux-mêmes, qui espèrent ainsi en tirer des revenus et une certaine notoriété. Les distinctions de genres y importent peu : œuvres instrumentales, pièces vocales et improvisations au clavier se partagent l’affiche. Mozart organise lui-même quelques-uns de ces concerts publics et participe également à des académies proposées par d’autres artistes, ce qui lui permet d’inviter à son tour ces chanteurs ou musiciens.

Deutsche Tänze – Musik für den Wiener Karneval

Il est plutôt rare qu’un programme de concert aborde la musique de danse de Mozart ; on sait néanmoins que le compositeur aimait les fêtes et la danse. Enfant, il accompagnait son père aux Faschingsredouten [bals de carnaval] – déguisé et masqué, bien sûr ! Et à Salzbourg puis à Vienne, il écrit de nombreuses danses (menuets, contredanses, allemandes, etc.) pour des bals masqués publics ou privés. Il est intéressant de constater que la « carrière » de Mozart en tant que compositeur de musique de danse coïncide avec un véritable âge d’or de la culture du bal, et que l’évolution même de cette pratique de la danse, qui investit les classes bourgeoises dans la seconde moitié du dix-huitième siècle, est étroitement liée aux changements sociaux de l’époque. Les bals, d’abord seulement dotés d’une fonction représentative dans un cadre aristocratique, deviennent une forme de divertissement accessible à un large public (sans perdre pour autant leur dimension de représentation) ; ils suscitent un véritable engouement et sont organisés aussi bien dans des salles publiques que chez des particuliers. Et sous l’influence de cette popularité croissante, on « orchestre » même d’en haut un certain rapprochement des classes sociales. À Salzbourg, le prince-évêque Colloredo fait aménager en 1775 la Redoutensaal [salle de bal] « avec un orchestre, de nombreux lustres et lampes » pour des bals et des concerts, tandis qu’à Vienne, l’empereur Joseph II multiplie les Redouten [bals masqués] où nobles et bourgeois peuvent se rencontrer (dissimulés derrière leurs masques !).
Ce brassage se reflète aussi dans les genres, et en particulier dans les compositions de danse de Mozart : la démarcation stricte entre le menuet « aristocratique » « guindé » et la danse allemande au caractère « populaire » (avec contact physique des partenaires), qui comprend un mouvement lent et un mouvement rapide ternaires, laisse place à des formes hybrides. Parfois, seul le titre de la pièce donne une indication quant au type de danse.

Les Sechs Deutsche Tänze KV. 509 – dont nous entendrons les trois premières au cours de ce concert – offrent un bon exemple de l’idée que Mozart avait de ce genre de composition. Il précise en effet que les danses ne doivent pas être jouées séparément, mais « plutôt assemblées en une suite ininterrompue, conclue par une coda ». Le caractère contrasté des danses et leur progression vers un climax créent un effet entraînant. Mozart veille aussi à apporter de la diversité en recourant à des instruments inhabituels, comme les bien-nommés Schlittenglocken, et en jouant habilement avec les timbres des instruments.

Les Sechs Deutsche Tänze voient le jour en 1787 à Prague, mais les autres danses allemandes au programme datent de l’époque à laquelle Mozart exerce à Vienne la fonction de « compositeur de la chambre impériale et royale » (1788), qui lui impose de fournir la musique des bals officiels donnés au Hofburg.
Conformément aux indications que Mozart a données pour son opus KV. 509, Raphaël Pichon enchaînera toutes les danses. La danse peut ainsi se poursuivre presque à l’infini… « Danser, c’est comme rêver avec ses jambes », nous confie pour sa part Constanze Mozart…

Der Hölle Rache

Mozart épouse Constanze en 1782, peu après la création de Die Entführung aus dem Serail. C’est pourtant Aloysia, une autre fille Weber, qui avait d’abord ravi le cœur du compositeur. Tout comme sa sœur Josepha, Aloysia est une chanteuse talentueuse qui mènera d’ailleurs une impressionnante carrière. Mozart écrit pour ces deux sœurs quelques-unes de ses arias les plus étourdissantes.
Quand il composait un opéra, Mozart attendait généralement, avant de s’atteler aux arias, de savoir quels chanteurs seraient engagés, afin de mettre en lumière leurs talents (ou de dissimuler d’éventuelles imperfections). Nous pouvons ainsi aujourd’hui nous faire une idée des capacités de certains chanteurs de l’époque. « Der Hölle Rache », le célèbre air de la Reine de la Nuit dans Die Zauberflöte, le dernier opéra de Mozart, en est un bon exemple. Au deuxième acte, la Reine de la Nuit profère son furieux désir de vengeance et menace de renier sa fille Pamina si celle-ci refuse de tuer Sarastro. Créatrice du rôle, Josepha Weber avait probablement une voix formidable, tout à la fois souple et puissante, aux aigus particulièrement bien développés, à même d’incarner l’imposante fureur du personnage royal.

Symphonie Haffner

L’œuvre que nous connaissons aujourd’hui sous le nom de Symphonie Haffner, est initialement conçue comme une pièce de circonstance : à l’été 1782, Mozart compose en toute hâte une sérénade pour l’anoblissement d’une de ses connaissances salzbourgeoises, Siegmund Haffner. Quand son père lui transmet la commande, il est à Vienne ; il y a d’abord été au service du prince-évêque Colloredo, mais l’année précédente, encouragé par le succès d’Idomeneo à Munich, il a pris la décision – très audacieuse pour l’époque – de s’émanciper de son employeur et de gagner sa vie en donnant des concerts et en écrivant des œuvres de commande.

"das Erste Allegro muß recht feüerig gehen.
– das lezte – so geschwind als es möglich ist."
Mozart

On ignore si la sérénade destinée à Haffner fut effectivement jouée à Salzbourg ; Mozart donne néanmoins à son père quelques indications quant à son interprétation : « Le premier Allegro doit être très fougueux. Le dernier, aussi rapide que possible. » Début 1783, Wolfgang demande à Leopold de lui rendre la partition. Il veut pouvoir retravailler la sérénade en vue de l’Akademie qu’il organise le 23 mars à Vienne – son premier grand concert à compte d’auteur avec lequel il espère se faire connaître dans la ville de la musique. Il supprime la marche d’ouverture et le second menuet, ramenant ainsi le nombre de mouvements à quatre. Il enrichit l’instrumentation initiale (violons, altos, hautbois, cors, trompettes, timbales, bassons et basses) de flûtes et de clarinettes.
Cette Akademie se tient à guichets fermés au Burgtheater, en présence de l’empereur Joseph II. Nous en connaissons le programme complet – cette fois encore grâce à la correspondance entre le père et le fils. On peut relever le grand nombre et la diversité des œuvres jouées (une telle académie durait environ trois à quatre heures), la participation de plusieurs chanteurs – parmi lesquels Aloysia Weber –, ou encore le fait que la symphonie n’est pas exécutée d’une traite (une pratique courante à l’époque) : ses trois premiers mouvements sont joués au début et le finale seulement à la fin du concert. Dans l’intervalle surviennent deux concerti pour clavier, plusieurs airs et des improvisations au clavier !
Raphaël Pichon choisit quant à lui de faire alterner chaque mouvement de la symphonie avec une pièce vocale – dans l’esprit de l’Akademie de Mozart, et probablement aussi de la conception en vogue à l’époque selon laquelle un morceau de musique a une fonction utilitaire et n’est pas (encore) considéré comme une œuvre à part entière au caractère inviolable.

Vorrei spiegarvi

Mozart compose « Vorrei spiegarvi, oh Dio » en 1783 pour sa belle-sœur Aloysia. Dans cet air sensible, sans pathos, il fait dialoguer la voix avec le hautbois solo, tout en employant une instrumentation à laquelle il a fréquemment recours, à savoir les premiers violons con sordino et les autres cordes pizzicato. Cette aria donne elle aussi un aperçu de l’exceptionnelle technique vocale de l’une des sœurs Weber : impressionnante maîtrise de la voix dans un registre (très) aigu, et capacité à chanter pianissimo même les notes aiguës.
Dans « Vorrei spiegarvi », qui devait être intégré à l’opéra Il curioso indiscreto de Pasquale Anfossi, Clorinda s’adresse en pensée à celui pour lequel elle éprouve un amour interdit et l’exhorte à la fuir. La jeune femme n’est pas autorisée à dire cet amour, mais la musique en est tout imprégnée. Comme l’indique Raphaël Pichon : « Utiliser les extrêmes de la tessiture vocale pour exprimer l’inavouable, au contraire de toutes les pages démonstratives ou de bravoure que l’on connaît jusqu’ici dans le répertoire seria, voilà une modernité qui fait de cette page l’une des plus renversantes de la littérature mozartienne. »

Ruhe sanft

Mozart n’écrit pas toujours pour un interprète précis : « Ruhe sanft, mein holdes Leben » [Repose paisiblement, ma tendre vie], l’air d’entrée de la protagoniste Zaide, appartient en effet à un Singspiel de sa main, inachevé et dont ne nous sont parvenus que des fragments : seuls quinze numéros musicaux en sont conservés, et aucun dialogue. Quant au titre, Zaide, il n’est pas du compositeur, mais a été ajouté postérieurement par l’éditeur.
Zaide vit dans le harem du sultan Soliman, qui convoite en vain son amour. La jeune femme est en effet éprise de Gomatz, un esclave contraint de travailler dans les carrières du sultan. Dans cet air, elle lui offre son portrait en gage de son amour. Par la suite, les jeunes gens essaieront de s’enfuir, mais leur tentative échouera. Et l’intrigue s’arrête là. Die Entführung aus dem Serail, dans lequel Mozart reprend la même thématique quelques années plus tard, laisse supposer que le sultan pourrait avoir accordé sa grâce au jeune couple.
« Ruhe sanft », orchestré pour hautbois solo, basson solo, violons con sordino et cordes graves en pizzicati, emprunte à l’opera seria sa forme da capo (ABA) ; mais à la reprise, la partie A s’affranchit de son modèle et la virtuosité atteint des sommets.

La chorégraphe Lucinda Childs a réalisé sa première mise en scène d’opéra à la Monnaie avec « Zaide » en 1995.
La chorégraphe Lucinda Childs a réalisé sa première mise en scène d’opéra à la Monnaie avec « Zaide » en 1995. © Alain Kaiser
Schon lacht der holde Frühling

« Un air de l’opéra Il barbiere di Siviglia. Pour Madame Hoffer. Premier et deuxième violons, altos, deux clarinettes, deux bassons, deux cors et des basses. Le tendre printemps nous sourit déjà. » Telle est la description manuscrite que Mozart consigne dans le catalogue de ses œuvres à la date du 17 septembre 1789. La représentation prévue de la version allemande du Barbiere di Siviglia de Paisiello à laquelle était destiné cet air est annulée, et il semble que Mozart ne l’ait pas achevé. Madame Hoffer (ou Hofer) n’est autre que Josepha Weber, pressentie pour le rôle de Rosina. L’air devait être donné pendant la leçon de chant de cette jeune fille, qui s’y présente sous les traits d’une simple bergère. Dans l’Allegro, elle se réjouit de l’arrivée du printemps ; son humeur joyeuse (reconnaissable aux coloratures) laisse ensuite place à un Andante dans lequel elle pleure son bien-aimé Lindoro.

Une page du manuscrit de « Schon lacht der holde Frühling ».
Une page du manuscrit de « Schon lacht der holde Frühling ».

Cet air était réputé perdu jusqu’à ce que l’on en retrouve le manuscrit en 1988. Outre la partie chantée, l’autographe ne comporte que la ligne de basse et des indications schématiques destinées à l’orchestration. Plusieurs musicologues en ont depuis lors proposé des reconstitutions ; Raphaël Pichon privilégie la version de Franz Beyer, qui selon lui offre une réponse convaincante quant au rôle de la clarinette – un instrument qui gagne en importance dans les dernières œuvres de Mozart : « […] (Beyer) a considéré la première clarinette comme un personnage à part entière, qui prend une place singulière dans l’andante central, tel un écho du berger Lindor au lointain. Comme une sorte de prémonition du « Hirt auf dem Felsen » [Le pâtre sur le rocher] de Franz Schubert quelques décennies plus tard, l’un des instruments les plus symboliques des dernières années de Mozart répond ici à la voix avec une expressivité́ bouleversante. » C’est sur cette préfiguration de Schubert et du dix-neuvième siècle que se referme ce concert, tandis que, à l’instar de Rosina, nous aspirons à l’arrivée du printemps.

Traduction : Émilie Syssau