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« Ne pas savoir » et « ne pas voir »

La fascination de Britten pour l’inexprimé

Klaus Bertisch
Temps de lecture
13 min.

Un mystère à l’intérieur d’une énigme… The Turn of the Screw compte parmi les œuvres les plus ambigües du répertoire lyrique du XXe siècle. Andrea Breth s’empare de ses nombreuses incertitudes pour en dresser une cartographie psychologique aux sens multiples. De la nouvelle originale aux décors, de la vie privée du compositeur au sous-texte du livret, le dramaturge de la production Klaus Bertisch vous donne toutes les clefs pour vous plonger dans cet opéra qui révèle le pouvoir glaçant de l’indicible…

Les secrets de Benjamin Britten

Aujourd’hui, au début du XXIe siècle, l’homosexualité est largement acceptée, et l’on sait que le compositeur anglais Benjamin Britten (1913-1976) et le ténor Peter Pears (1910-1986) étaient en couple. À l’époque de la création et des premiers succès du neuvième opéra de Britten, The Turn of the Screw (ainsi que de Paul Bunyan, qui tient plutôt de l’opérette), cette liaison n’allait vraiment pas de soi ; l’amour entre les deux artistes, d’abord platonique avant d’évoluer vers une relation solide, dut s’épanouir en secret.
En Grande-Bretagne, les articles de loi punissant l’homosexualité sont restés en vigueur jusqu’en 1967, et l’on observe chez le compositeur beaucoup de réserve et de prudence quand il s’agit de montrer ses inclinations en public. En outre, au temps où Margaret Thatcher dirigeait le pays, l’« Article 28 » contribuait encore à prohiber toute remarque positive à propos de l’homosexualité dans les déclarations, discours ou publications officiels ; par conséquent, dans l’ensemble des domaines de la vie publique, on n’était autorisé à parler de l’homosexualité qu’en termes négatifs. Ce qui ne pouvait être vécu au grand jour devait donc être tenu secret, passé sous silence, refoulé ou crypté.
C’est peut-être parce que Britten a dû sans cesse réprimer ses émotions et sentiments en public qu’il s’est constamment tourné vers des matériaux dont le caractère fascinant découlait surtout de ce qui n’était pas dit ou pas montré. Les opéras Peter Grimes et Billy Budd, tous deux composés quelques années avant que soit mise en musique la nouvelle de Henry James The Turn of the Screw, en offrent des exemples particulièrement éloquents. Et précisément eu égard à Peter Grimes, écrit avant la fin de la Deuxième Guerre mondiale et créé en juin 1945, on peut s’étonner que Britten et Pears se soient installés dans la ville provinciale et étriquée d’Aldeburgh, alors que cette œuvre, d’après le poème The Borough [Le bourg] de George Crabbe (1754-1832), dresse un réquisitoire émotionnel contre la mentalité villageoise, caractérisée par les méchantes rumeurs, un attachement exagéré à la tradition et le rejet de tout écart par rapport à la norme.

La Red House, que Benjamin Britten et Peter Pears ont partagé pendant vingt ans, accueille aujourd’hui de nombreux visiteurs et contient une large collection d’archives.
La Red House, que Benjamin Britten et Peter Pears ont partagé pendant vingt ans, accueille aujourd’hui de nombreux visiteurs et contient une large collection d’archives. © Zoer on flicker

Aucun des opéras Peter Grimes, Billy Budd ou The Turn of the Screw n’expose explicitement les faits qui ont véritablement conduit à la catastrophe. Peter Grimes a-t-il maltraité le jeune garçon qu’on lui a confié et provoqué sa mort ? Billy Budd entretenait-il une liaison (interdite) avec son supérieur ? Dans The Turn of the Screw, les fantômes des employés défunts Peter Quint et Miss Jessel sont-ils vraiment apparus à la Gouvernante et ont-ils exercé une influence négative sur les enfants dont elle a la charge ? Nous l’ignorons. Cependant, ses œuvres apparaissent remplies de significations à peine voilées. D’aucuns avancent que le texte de Billy Budd se lit ou s’interprète, sans modification ni appareil critique, comme une vaste allusion sexuelle. De même, on trouve dans The Turn of the Screw de nombreux passages pour le moins ambigus. La sixième scène du premier acte, « The Lesson » [La leçon], en apparence naïve, contient à elle seule, avec ses nombreuses expressions en latin, un arsenal complet de termes à première vue inoffensifs qui, si l’on y regarde de plus près, ont une forte symbolique phallique. Dans cette même scène résonne aussi pour la première fois la mystérieuse chanson récurrente de Miles, « Malo », intrinsèquement polysémique. Son titre renvoie à la fois à une caractéristique (mauvais, du latin malus) et à un arbre (malum = la pomme, le pommier), objet d’une comptine inoffensive. C’est une chanson fascinante, complexe et inexplicable – et elle doit le rester.

Les ambiguïtés de The Turn of the Screw

Dans cet opéra, il s’agit donc surtout de ce que l’intrigue ne dit pas ou ne montre pas. Peter Quint et Miss Jessel figurent des personnages qui sont déjà morts. Sont-ils des fantômes ou sont-ils réels ? La metteuse en scène Andrea Breth voit avant tout en eux des personnages qu’elle doit diriger, puisqu’ils apparaissent concrètement. On pourra néanmoins penser que Peter Quint et Miss Jessel émanent de l’imagination de la Gouvernante : même lorsqu’ils semblent parler d’eux-mêmes, tout particulièrement au début du second acte (alors qu’ils ne prennent jamais la parole chez James), la Gouvernante, protagoniste anonyme, est toujours présente sur scène, et ce qui s’y déroule est probablement un produit de son imagination.

Britten a eu une véritable idée de génie : il a demandé à sa librettiste Myfanwy Piper (1911-1997) de faire des fantômes des rôles chantés, de leur confier un texte absent de la nouvelle de Henry James. Il s’éloigne ainsi de la structure de son modèle (un récit relaté par trois narrateurs différents à la première personne du singulier) et adopte une architecture dramatique. Le fait que Britten ait d’emblée attribué à plusieurs de ses personnages le même type de voix ne peut en outre pas être le fruit du hasard ; au contraire, cela porte la confusion à son comble. Ainsi, dans de nombreux passages, les lignes de chant de la Gouvernante sont interchangeables avec celles de Miss Jessel ou même de Flora, la fillette qui lui a été confiée. Il en va de même pour les rôles de Peter Quint et du Prologue. La mise en scène d’Andrea Breth exploite cette particularité à plusieurs reprises ; il ne s’agit pas de « corrections », mais de ressorts théâtraux en adéquation avec l’atmosphère de l’œuvre, qu’ils exacerbent même. Aussi diverses que soient les productions, le Prologue et Peter Quint sont souvent interprétés par le même chanteur. Britten avait d’ailleurs composé ces deux rôles pour Peter Pears, mais davantage pour des raisons pratiques, car il est impensable, en termes de contenu, de traiter ces deux personnages à égalité – ce sont deux personnalités complètement différentes. On perdrait toute ambiguïté si on pouvait les assimiler l’un à l’autre. Néanmoins, le jeu avec des types vocaux identiques est accentué si, par moments, le spectateur ignore ou ne distingue pas qui chante ou qui parle. L’incertitude renforce la tension. À cet égard, il est également intéressant de noter que le Prologue et la Gouvernante n’ont pas de nom. Le Prologue (en qui sont réunis deux des trois narrateurs de Henry James) expose une intrigue à laquelle il ne participe pas ; son anonymat correspond donc aussi à sa fonction et à sa neutralité dans l’histoire. Il semble en aller autrement pour la Gouvernante : elle reflète les autres personnages. Elle est anonyme parce que son destin est universel. Son destin, son imaginaire, ses fantasmes sont ceux de toutes les femmes seules, livrées à elles-mêmes et en quête de travail de cette époque. Son nom n’a donc aucun intérêt.

© Bernd Uhlig

De l’époque victorienne à aujourd’hui

Bien évidemment, la nouvelle de Henry James et l’opéra de Benjamin Britten sont fortement influencés par l’époque victorienne dans laquelle s’inscrivent les événements de l’intrigue. Cette période marquée par l’essor économique et la révolution industrielle allait donner lieu en Grande-Bretagne à l’apparition progressive de la petite bourgeoisie et de la classe ouvrière, et creuser l’écart entre riches et pauvres. À cette époque, poussées par la misère, de nombreuses femmes cherchaient du travail. Il y avait dans tout le pays pléthore de Gouvernantes en quête d’une vocation. Au cours de leur existence, marquée précisément en Angleterre par le célèbre syndrome upstairs-downstairs, en vertu duquel la classe inférieure se soumet à la classe supérieure, elles eurent souvent à satisfaire les besoins sexuels de leur employeur. Dans The Turn of the Screw, on ne peut pas saisir toute la portée de la décision prise par la Gouvernante de voler de ses propres ailes sans vraiment avoir une idée de son avenir. Et pour poursuivre à propos de l’ambiguïté du texte : la fonction de « valet » que Mrs Grose associe à Peter Quint impliquait souvent que ledit valet serve aussi son maître sexuellement. Quoi qu’il en soit, la sujétion est un phénomène typique de l’époque victorienne.
Mais aujourd’hui tout particulièrement, il ne suffit pas de représenter sur scène cette fin du XIXe siècle. Depuis que cette œuvre – que ce soit la nouvelle ou l’opéra – a vu le jour, nous nous en sommes façonné une image à la lumière du savoir avec lequel nous abordons les histoires, les personnages et les développements. Nous savons aujourd’hui que les fantômes n’existent pas, nous disposons de connaissances sur la psyché grâce à Sigmund Freud et à sa découverte et ses descriptions de la psychanalyse. Il ne s’agit pas de représenter sur scène une réalité éloignée qui correspondrait en apparence à la vraie réalité, puisque, dans cette œuvre justement, les événements ne sont pas réels. L’histoire nous en présente une vision, celle de la Gouvernante, narratrice en troisième instance, après le personnage de l’hôte dans la nouvelle de James – le Prologue dans l’opéra –, à qui l’histoire a été rapportée et dont il détient à présent une version manuscrite à l’encre pâlie, presque comme une confession, même si l’on ne peut s’en saisir qu’au prix d’efforts considérables. Peut-être est-ce même cette « encre pâlie » (faded ink) qui pourrait nous pousser à ne pas croire ce récit : l’écriture ne peut être entièrement déchiffrée, ce qui laisse planer un doute.

Dans la première scène du second acte, la librettiste Myfanwy Piper cite un poème de William Butler Yeats (1865-1939) intitulé The Second Coming [La Seconde Venue], qui conjure le changement et annonce de façon négative le tournant d’une époque. C’en est fini de la jeunesse, des jeux d’enfants innocents. Il apparaît aussi clairement que l’on ne peut se soustraire à des forces d’un autre ordre. Un nouveau pouvoir doit advenir, qui aura toute autorité. La célébration d’une existence innocente est révolue ! Et ce sont précisément Miles et Flora qui ne sont certainement plus aussi innocents qu’on aimerait que le soient les enfants. Les chers petits sont en pleine puberté et ont leurs propres jeux, leur propre avis et aussi leur propre volonté. Ils ne répondent pas à ce que l’on attend expressément d’eux ; et, parce que la jeune et naïve Gouvernante n’a jamais pu ou n’a jamais été autorisée à vivre ses propres désirs, elle convoque des figures de substitution qui incarnent le mal, ce mal que l’on ne veut pas voir chez des enfants : Peter Quint et Miss Jessel agissent en quelque sorte comme les catalyseurs de l’initiation à une nouvelle existence. Le poème de Yeats, avec ses images d’abîme et de cauchemar, est peut-être le seul élément qui pourrait amener à penser à la mort.

La valeur inestimable du doute

Toutefois, dans l’opéra comme dans la nouvelle, il ne s’agit pas tant de l’influence pernicieuse que deux personnages décédés exercent sous la forme de fantômes sur les pupilles d’un maître absent. Il s’agit plutôt de la place que peut prendre l’imagination au point d’influencer la réalité ou de la modifier tellement qu’il ne reste plus qu’une seule issue possible : se séparer de son objet. La mort d’un protagoniste modifie brutalement la situation. À cet égard, l’opéra de Britten fonctionne à la manière des films d’Alfred Hitchcock, où la tension croît à l’infini pour déboucher sur un dénouement surprenant et inattendu. Le spectateur n’est pas du tout préparé à la mort soudaine de MiIes. Précisons qu’il s’agit là d’un thème central chez Britten : celui de l’influence néfaste que les adultes ont sur le monde des enfants. Le compositeur souffrait peut-être du traumatisme de la Seconde Guerre mondiale et de la contrainte de cacher son homosexualité. Tout son art réside dans sa capacité à l’exprimer de manière ténue dans ses œuvres – tout comme la force destructrice qui agit sur les jeunes Miles et Flora. Les fantômes sont un produit de l’imagination, produit qui peut avoir des répercussions sur un personnage. Mais il s’agit avant tout de stimuler l’imagination et de surprendre, plutôt que de fournir des interprétations explicites qui ne laissent aucune place à une réflexion, une lecture ou une écoute personnelles. D’aucuns songeront aux tableaux du peintre français Balthus (1908-2001), qui a représenté dans nombre de ses œuvres des jeunes filles dans des poses érotiques sans montrer pour autant si une relation sexuelle avait réellement eu lieu. Il se dégage de la plupart de ces toiles une atmosphère subtile et onirique. Le mystère (il pourrait s’être passé quelque chose) est toujours beaucoup plus intéressant que la représentation explicite d’un fait. Les personnages dépeints témoignent de ce que la naïveté enfantine peut tout à fait aller de pair avec le calcul et ne pas être seulement innocence.

© Bernd Uhlig

Se déploie ainsi une histoire qui ne découle pas d’une réalité quelconque ni n’est influencée par elle, et qui, aux yeux du spectateur contemporain, n’évoque pas une époque victorienne ; c’est plutôt un spectacle stimulant l’imagination, sur la jeunesse et la vieillesse, la vie et la mort, la constance et la nouveauté. Cette œuvre suscite plus de questions qu’elle ne donne de réponses. À la lecture de la nouvelle de Henry James, il semble parfaitement normal que surgissent devant l’œil intérieur du lecteur des images que l’on peut ou doit prendre en considération chacun pour soi. Il devrait en être de même quand on va voir l’opéra de Britten : plutôt que de voir une époque préfabriquée livrer des évidences, le public devrait être confronté à des potentialités peut-être troublantes. La production d’Andrea Breth scénographiée par Raimund Orfeo Voigt propose ainsi des tableaux irréels. Des pièces s’ouvrent, offrant au regard des configurations suggérées par l’œuvre mais sans exempter le spectateur ou le lecteur de faire appel à son imagination. Des cloisons coulissantes dévoilent l’attendu et l’inattendu, pour aussitôt les dissimuler à nouveau, et font ainsi pendant au trouble que suscite le récit. Cela reflète surtout le postulat de l’inexprimé chez Britten. Dans les mains de la metteuse en scène Andrea Breth, imagination et lecture méticuleuse ne sont pas contradictoires. Les transformations de l’espace suivent le fil des pensées, révèlent des surprises puis les rejettent à nouveau. De nouvelles idées apportent aussi un espoir de changement. Ainsi, l’impossibilité de savoir et de voir qu’expose le système du compositeur peut non seulement faire allusion aux côtés sombres de l’existence humaine, mais aussi, dans le sillage d’une telle expérience lyrique, aiguiser la conscience d’une altérité face à l’ordinaire et à la normativité. Nous devons nous garder de condamner ce que nous ne savons pas ou ne connaissons pas. C’est aussi cela que nous dit cette œuvre.

Traduction : Émilie Syssau