La Monnaie / De Munt LA MONNAIE / DE MUNT

Associations Goldberg

Entretien avec Anne Teresa De Keersmaeker et Pavel Kolesnikov

Jan Vandenhouwe
Temps de lecture
12 min.

La musique de Johann Sebastian Bach joue un rôle important dans l’œuvre d’Anne Teresa De Keersmaeker. Avec The Goldberg Variations, la chorégraphe propose son sixième spectacle sur la musique du compositeur baroque allemand. « Once you go Bach, you never go back », dit-elle en riant au cours de l’entretien Zoom que nous avons mené avec elle et le pianiste russe Pavel Kolesnikov. « Après les Suites pour violoncelle et les Concertos brandebourgeois, j’hésitais sur la musique à élire pour ma chorégraphie suivante. Et finalement, je suis revenue à Bach, parce qu’il est le compositeur de l’« abstraction incarnée » par excellence, un concept central dans ma réflexion sur la danse. La danse et le mouvement sont étroitement liés à toute la musique de Bach. De plus, la force rhétorique de cette musique exprime des émotions universellement reconnaissables. Chez Bach, tout est question de structure, mais sa musique n’est jamais systématique ni prévisible. La forme d’ensemble aussi bien que le moindre détail, tout y est caractérisé par la transparence. »

Il y a quarante ans, Anne Teresa De Keersmaeker réalisait son premier solo avec Fase, qu’elle a depuis transmis à une nouvelle génération de danseurs. « À l’approche de mes soixante ans, je voulais refaire un solo que je pourrais continuer à danser ces prochaines années », explique-t-elle. « Dans certaines cultures orientales, on prétend qu’à soixante ans, l’être humain redevient bébé et commence une nouvelle vie. La chorégraphie sur les Variations Goldberg de Bach est une exploration de ma propre danse et des mouvements que j’ai élaborés ces quarante dernières années. »

Comme jadis pour Fase, c’est à New York qu’elle a commencé à travailler sur les Variations Goldberg – est-ce un hasard ? Elle en a élaboré le matériau de départ durant les répétitions de West Side Story, la comédie musicale qu’elle a créée en janvier 2020 avec Ivo Van Hove à Broadway. Diane Madden, qui fut longtemps le bras droit de Trisha Brown et qui enseigne à présent à P.A.R.T.S., l’a aidée à faire certains choix importants. « Pour chaque chorégraphie, je pars généralement d’un plan au sol, géométrique et rigoureux. À New York, ce n’était pas possible pour des raisons pratiques, et Diane et moi avons dû envisager la ‘page blanche’. Elle m’a convaincue de donner une plus grande place à l’improvisation. En analysant et en verbalisant tout ce qu’elle me voyait faire, elle a été d’une aide considérable durant ce processus de recherche. »

La pandémie du coronavirus s’est déclarée peu après le retour de New York. La chorégraphe a continué à travailler seule aux Variations Goldberg. Diane Madden a suivi ses répétitions par Zoom et lui a communiqué ses observations à distance.
Avant le confinement, elle n’avait pu répéter que deux fois avec Pavel Kolesnikov, l’un des deux pianistes (le second étant Alain Franco) avec lesquels elle partage la scène de ce spectacle.
« Heureusement, nous avons régulièrement échangé nos idées l’an dernier », indique Anne Teresa De Keersmaeker. « Pavel m’a enregistré les Variations Goldberg pour que je puisse travailler en studio. Pendant une de nos discussions préparatoires, il m’a également fourni une liste de dix associations poétiques relatives aux Variations Goldberg, qui ont inspiré ma recherche du matériau chorégraphique. Peux-tu me les rappeler, Pavel ? »

« Bien sûr », répond le pianiste qui participe à la discussion Zoom depuis son appartement à Londres. « Voici dans l’ordre les mots-clés : 1. Cadeau – 2. Or – 3. Rêve et insomnie – 4. Nombres – 5. Exercice – 6. Flocon de neige – 7. Enfant – 8. Amour et famille – 9. Alchimie – 10. Polyphonie. »

« Examinons ces notions plus en profondeur », demande Anne Teresa De Keersmaeker.

1. Cadeau

Dans sa biographie de Bach parue en 1802, Johann Nikolaus Forkel relate une célèbre anecdote : lorsque Bach lui rendit visite à Dresde en novembre 1741, l’influent comte Keyserlingk lui aurait commandé la composition de pièces pour clavier destinées à son jeune musicien, Johann Gottlieb Goldberg. Le comte, souffrant d’insomnies, demandait à Goldberg de jouer pour lui la nuit dans une pièce voisine. Bach aurait alors écrit la célèbre série de variations pour que Goldberg puisse soulager le comte de ses insomnies.
Cette anecdote est très vraisemblablement inventée de toutes pièces, dans la mesure où Bach, semble-t-il, aurait composé ces variations dès 1739-1740. « Néanmoins, grâce à cette célèbre légende, l’idée que la musique soit un CADEAU est à jamais associée au cycle des Variations de Bach », estime Anne Teresa De Keersmaeker. « Cette notion de gratitude et d’offrande nous inspire, Pavel et moi, a fortiori avec cette crise du coronavirus pendant laquelle nous avons élaboré notre spectacle. »

Hermann Carl von Keyserlingk
Hermann Carl von Keyserlingk
2. Or

Pavel Kolesnikov associe ensuite le mot OR au nom de Goldberg, en vertu de la valeur inestimable de la musique de Bach et du brillant génie du compositeur. Les Variations Goldberg constituent non seulement l’apogée de la tradition des « variations sur un thème de basse », dont se réclament la chaconne et la passacaille, mais elles sont aussi une synthèse grandiose de presque toutes les formes de musique instrumentale de l’époque de Bach. Le cycle peut être subdivisé en petits groupes de trois morceaux chacun : dans les deux premières variations de chaque triplet, Bach use – de façon presque encyclopédique – de formes répertoriées, de genres ou de techniques de clavecin spécifiques, tandis que la troisième variation consiste chaque fois en un canon rigoureux. Ces canons apparaissent dans la forme globale en fonction des intervalles qui président aux décalages des voix, de l’unisson à la neuvième.
« Ce qu’il y a de beau dans toute cette abondance de savoir-faire, c’est qu’il ne nous semble pas hors d’atteinte », dit Pavel Kolesnikov. « Il y a une différence entre savoir-faire et talent. Le talent, on en a ou pas, comme une pierre précieuse enfouie en soi. Le savoir-faire a une connotation plus positive, parce qu’il vous stimule et concerne davantage ‘l’aspiration à quelque chose de plus élevé’. Bach a dit un jour que tout le monde pouvait, à force de travail, atteindre le niveau qu’il avait lui-même atteint. »

3. Rêve / Insomnie

Anne Teresa De Keersmaeker : « En tant que chorégraphe, j’ai tendance à m’imposer un processus de travail rigoureux, au cours duquel je suis les étapes logiques d’une construction abstraite. Pendant le processus de répétition des Variations Goldberg, Diane Madden m’a incitée à suivre des logiques plus intuitives. Elle m’a aidée à articuler cette intuition sur le plan technique. Le troisième point de la liste de Pavel – RÊVE / INSOMNIE – rejoint joliment cette façon de travailler, dans laquelle l’improvisation joue, comme je l’ai déjà dit, un plus grand rôle qu’habituellement dans mon travail. »

Pavel Kolesnikov : « Il est aisé d’associer le rêve à l’anecdote de Goldberg et du comte Keyserlingk insomniaque. Je ressens aussi un parallèle entre le rêve et le principe de la variation musicale. Les rêves ont leur logique propre, et des éléments familiers de la vie quotidienne apparaissent soudain dans une perspective nouvelle, inattendue. Dans les variations, on reconnaît un thème familier, mais capturé dans des dimensions et des relations chaque fois différentes. »

Anne Teresa De Keersmaeker : « Il y a environ un an, avec les étudiants de P.A.R.T.S., j’ai créé le spectacle Somnia, d’après A Midsummer Night’s Dream de Shakespeare, dans les jardins du Château de Gaasbeek. Le monologue de Titania y constitue une sorte de manifeste écologique sur la reconquête de l’hiver. La nature a connu un phénomène étrange. C’est particulièrement d’actualité aujourd’hui, en ce temps de coronavirus. Les rêves concernent-ils le passé ou l’avenir ? Dire “J’ai un rêve”, c’est imaginer un autre monde. Dans mon travail de ces dernières années, l’écologie n’a cessé de jouer un rôle croissant. La question de la relation entre l’homme et la nature – et la place qu’y occupe l’art – se pose de façon toujours plus cruciale. »

© Anne Van Aerschot
4. Nombres

Selon Pavel Kolesnikov, liberté et structure sont en équilibre constant dans les Variations Goldberg. « Nous venons de parler des rêves. Ils se caractérisent par la liberté de leur flux, et ainsi en va-t-il du matériau de toutes ces variations », précise le pianiste. « Même quand l’interprète n’a aucune idée de la direction que prend la musique, des proportions sous-jacentes et un réseau de NOMBRES maintiennent en fin de compte la cohésion. »

Le nombre des variations – trente – concorde par exemple avec le nombre de mesures de l’aria sur laquelle sont basées ces variations. Le milieu du cycle est marqué par la Variation 15, un canon à la quinte qui est aussi la première pièce du cycle en sol mineur. La Variation 16 relance alors la deuxième partie du cycle sous la forme reconnaissable d’une « ouverture à la française ».

Anne Teresa De Keersmaeker : « Bach a agencé sa musique comme un cosmos. Tout s’y organise autour du centre immobile de la ligne de basse de l’Aria. On a beaucoup écrit sur la symbolique des nombres dans une œuvre comme les Variations Goldberg – je pense par exemple au spécialiste néerlandais de Bach, Kees Van Houten. La symbolique des nombres m’a toujours énormément intéressée. »

5. Exercice

Les musicologues se réfèrent parfois aux Variations Goldberg d’après leur appellation plus formelle, Clavier Ubung IV, qui apparaît sur la page de titre originale : Clavier Übung bestehend in einer Aria mit verschiedenen Veraenderungen vors Clavicimbal mit 2 Manualen, [Exercice pour clavier, se composant d’un aria et de plusieurs variations pour le clavecin en 2 manuels]. Cette même inscription mentionne que l’œuvre a été écrite « pour le plaisir de l’âme des amateurs de musique », [« zur Gemüthsergetzung »]. Il ne faut pas perdre de vue la connotation pieuse de l’ensemble. Bach, fervent luthérien, a écrit cette musique non pas tant pour distraire un public que pour rappeler à ses auditeurs d’œuvrer toujours davantage avec les talents que Dieu leur a confiés, et cela toujours au service de leurs proches.

Pour Pavel Kolesnikov, les Variations Goldberg forment un EXERCICE à plusieurs niveaux : « L’œuvre offre évidemment à l’interprète un exercice mêlant technique, savoir-faire et goût. Certains passages sont extrêmement virtuoses. Mais c’est autant un exercice spirituel. L’œuvre nous parle de dépassement de soi, d’aspiration et de perfectionnisme. »

6. Flocon de neige

Le numéro des Cambridge Music Handbooks consacré aux Variations Goldberg formule de façon saisissante l’effet produit par l’Aria, lorsqu’il s’évanouit après que Bach l’a donné en reprise à la fin du cycle. « Cette répétition de l’Aria démontre la force singulière de la grande musique : à la dernière écoute, son aura est tout autre. Elle a changé, passant d’une salutation à un adieu, d’une élégante promesse à une disparition mélancolique. Mais comment cela est-il possible, alors que les notes sont exactement les mêmes et que la façon de le jouer demeure identique ? »

« Je trouve joli que Pavel ait écrit FLOCON DE NEIGE en sixième position de sa liste », indique Anne Teresa De Keersmaeker. « Un flocon de neige qui tombe sur votre manteau y demeure un bref instant avant de disparaître. Par ailleurs il brille, et il est parfaitement symétrique. La structure de l’eau cristallisée s’apparente aussi aux motifs géométriques qui constituent généralement le plan au sol de mes chorégraphies. Les flocons de neige sont hexagonaux, alors que je travaille surtout à partir de structures pentagonales, qui sont associées à des cercles et des spirales qui se déroulent. Dans les Variations Goldberg, c’est comme si tout cela était balayé comme un flocon de neige – sans pourtant en arrêter le retour. »

7. Enfant

Anne Teresa De Keersmaeker : « Dès le début, pour les Variations Goldberg, j’ai voulu collaborer avec un jeune pianiste. Selon la légende, Goldberg était lui-même un très jeune musicien, âgé de quinze ans tout au plus. Les Variations de Bach appartiennent en revanche à l’œuvre tardive du compositeur, qui exige de l’interprète une grande virtuosité technique et une grande maturité d’interprétation. »

Pavel Kolesnikov : « Selon la tradition, Goldberg aurait aussi étudié quelque temps auprès de Bach. Le compositeur, qui venait de perdre un ENFANT, l’aurait traité comme un fils. »

8. Amour et famille

La trentième variation est le célèbre Quodlibet, où Bach cite deux célèbres chansons populaires pour refermer le cycle sur une note légèrement humoristique. La chanson « Ich bin so lang nicht bei dir g’west », [Cela fait si longtemps que je n’ai pas été auprès de toi], se superpose à la ligne de basse, se mêlant à la mélodie de l’Aria. La deuxième chanson, « Kraut und Rüben haben mich vertrieben », [L’herbe et le chou m’ont chassé], semble donner les raisons de cette longue absence.

Anne Teresa De Keersmaeker : « Ce sont là des chansons que Bach chantait probablement avec sa famille. Elles témoignent d’un grand amour pour ses proches. Il existe aussi une hypothèse selon laquelle Anna Magdalena Bach aurait été la destinataire cachée de ces variations. On peut donc associer l’œuvre à l’AMOUR et à la FAMILLE. »

Pavel Kolesnikov : « À l’époque de Bach, la plupart des gens pensaient qu’après la mort, ils reverraient les êtres qui leur étaient chers ainsi que les membres de leur famille. Selon moi, c’est l’une des clefs de compréhension des Variations Goldberg. J’associe la tragique Variation 25, la dernière des variations en tonalité mineure, à la mort – puis, dans la Variation 26, Bach semble franchir la frontière entre la vie et la mort. Les trois variations suivantes explosent d’énergie. Elles nous font monter dans les airs et rayonnent d’une luminosité qui ne cesse de s’intensifier. Et soudain surgit ce Quodlibet, comme une saynète que l’on découvre au passage d’un nuage. C’est un moment poétique et tendre, quoi qu’il soit très soutenu. Les contemporains de Bach étaient familiers de ces chansons populaires, dont l’apparition devait produire un effet rassurant. Ainsi comprenaient-ils que leurs propres chants pouvaient s’inscrire par l’artifice – un artifice quelque peu céleste – dans un tissu polyphonique plus large. »

© Anne Van Aerschot
9. Alchimie

Anne Teresa De Keersmaeker : « La mort est aussi la première étape du processus alchimique. Il faut d’abord se perdre soi-même pour parvenir à un autre état de conscience au terme de sept étapes. Comme nombre de ses contemporains, Bach s’intéressait à l’ALCHIMIE, le neuvième point de ta liste, Pavel. »

Pavel Kolesnikov : « L’alchimie est la quête du ‘niveau suivant’. On y œuvre avec la spirale ascendante. On ferme le cercle, mais celui-ci n’est pas plat comme un disque. Pour moi, c’est exactement ce qui se passe dans les Variations Goldberg. Avec le retour de l’Aria, le cercle se referme, mais nous avons atteint un autre niveau, plus élevé, à l’issue de ce long parcours dessiné par les trente variations. »

Anne Teresa De Keersmaeker : « C’est pour cela que The Goldberg Variations consonnent avec le momentum auquel je suis arrivée dans ma carrière de chorégraphe et de danseuse. J’ai moi aussi le sentiment de refermer un cercle et d’atterrir à l’endroit d’où je partais il y a quarante ans – mais dans une tout autre lumière. »

10. Polyphonie

Le dernier mot-clé proposé par Pavel Kolesnikov était prévisible : la POLYPHONIE caractérise presque toute la musique de Bach, remarquable point de convergence des aspirations musicales du Moyen Âge, de la Renaissance et de la période baroque en Europe occidentale. Mais le pianiste fait aussi allusion à la « polyphonie de significations » qui traverse les Goldberg. « Anne Teresa et moi avons essayé de révéler les différentes strates de cette œuvre », dit-il. « Nous en avons étudié non seulement le niveau musical abstrait, celui de l’écriture, mais aussi l’ensemble des légendes tissées au fil des siècles autour de cette œuvre si particulière, ainsi que le contexte actuel dans lequel nous la relisons, plus de 300 ans après sa composition. Certaines interprétations se contredisent ; peu importe. Nous pourrions adopter pour méthode d’élire une seule direction, dans la clarté. Mais Anne Teresa et moi avons choisi ici de collecter le sens au sein de sa texture feuilletée, en partant de notre liste d’associations d’idées. »