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© Chris Van der Burght

Requiem pour L.

Fabrizio Cassol (musique), à propos du spectacle de danse Requiem pour L. pour notre magazine MMM n°40.

Après avoir animé, en début de saison, le pantin Pinocchio au son de ses improvisations au saxophone, Fabrizio Cassol revient à la Monnaie avec Requiem pour L., présenté pour la première fois en Belgique. Cette création singulière, en collaboration avec Alain Platel, s’est déroulée sur plusieurs années, entre Gand et Cape Town, en passant par Kinshasa. Fabrizio Cassol nous dévoile à présent un aperçu de son travail en cours.

Requiem pour L. est le fruit d’un nouvel échange entre vous et Alain Platel. Quelle est la nature de votre collaboration ?
Fabrizio Cassol : Alain Platel et moi sommes comme des frères. Dans nos travaux en commun, tout se passe comme si nous pensions et sentions ensemble. C’est quelque chose d’un peu magique. En 2006, nous avons notamment collaboré à la création de VSPRS d’après Monteverdi, puis de Uit de Bol/Coup de Choeurs, un spectacle d’après la « Prière pour la paix » de saint François d’Assise qui, à l’occasion de l’inauguration du nouveau KVS, impliquait quatre cent chanteurs issus de toutes les communautés de Bruxelles. Deux ans plus tard, nous avons créé ensemble Pitié! d’après Bach, et plus récemment Coup Fatal, sur un répertoire de musiques baroque et congolaise. Quel que soit le projet, nous sommes dans un échange constant et nous nous enrichissons réciproquement. Pour notre prochaine création d’après le Requiem de Mozart, nous sommes dans une situation similaire à celle de Coup Fatal. Il n'y a que des musiciens sur scène, sans qu’un groupe de danseurs ne s’y ajoute.

Comment, après Monteverdi ou Bach, en êtes vous arrivés à Mozart, et qu’est-ce qui vous a interpellés dans son Requiem ?
Il y a près de vingt-cinq ans, mon parcours musical a bifurqué après un voyage chez les Pygmées Aka en République centrafricaine. Avec mes compagnons de ce qui deviendrait le groupe Aka Moon, nous posions les pieds au coeur de l’Afrique pour la première fois. Nous avons entendu de la musique, que nous avons suivie jusqu’à nous retrouver au beau milieu d’une fête incroyable, dans laquelle nous avons immédiatement été aspirés. Quelqu’un est ensuite venu nous dire que le père du défunt voulait nous rencontrer. Il s’agissait de funérailles… Pour un Européen, le rapport des Africains à la mort est troublant. Nous n’éprouvons pas de la même manière le passage entre la vie et la mort. En Occident, le Requiem de Mozart est considéré comme l'un des plus grands chefs-d’oeuvre de la musique de deuil. Je dis « de Mozart » mais on sait que la partition, laissée inachevée après la mort du compositeur, a été complétée par d’autres musiciens. Cela m’a donné envie d’enquêter sur la base du manuscrit du Requiem. Que se passe-t-il si nous retirons tout ou partie des ajouts qui ne sont pas de la main de Mozart, et que nous complétons les passages manquants avec la collaboration d’artistes qui ont une façon bien spécifique de considérer le deuil ? C’était là ma première proposition faite à Alain. Devant l’enthousiasme qu’il a manifesté, j’ai compris que cette oeuvre lui parlait beaucoup. Une réflexion commune s’est engagée et notre travail a commencé.

À quels artistes avez-vous donc fait appel pour travailler sur le Requiem ?
À l’instar de mon approche dans VSPRS et Pitié!, j’ai recherché davantage des personnalités plutôt que des voix, qui s’inscriraient dans les limites d’un rôle. Avec Requiem pour L., je souhaite notamment poursuivre le travail avec les musiciens congolais de Coup Fatal et les chanteurs sud-africains de Macbeth par Brett Bailey, pour qui j’avais réorchestré la partition de Verdi. Les musiciens de Requiem pour L. sont donc au nombre de quatorze, chanteurs compris – ce qui nous met en présence d’individualités, et non pas de masses, notamment chorales. Tous sont des musiciens qui ont impérativement un attachement émotionnel à la musique qu’ils interprètent. Ils s’y reconnaissent, et leur interprétation passe d’abord par le ressenti. Pour eux, chanter est presque une question de vie ou de mort. Alain et moi aimons travailler dans cette dimension-là.

Afin de préserver et rendre perceptible un tel attachement « viscéral » à la musique, quelle méthode de travail suivez-vous ?
Nous avons procédé par superposition de différentes couches, ou comme avec un puzzle. Je vais régulièrement à Kinshasa pour travailler avec guitares et likembe, puis au Cap, où nous pouvons travailler avec quelques-uns des chanteurs. Il en découle différentes pièces séparées qui s’emboîtent au fur et à mesure. À chaque fois, je commence par donner l’impulsion initiale, je fournis le matériau de base à partir duquel une exploration et un processus de variation se mettent en place autour de ce matériau. J’accompagne ensuite ce processus pour canaliser les improvisations et veiller à ce qu’on parvienne à un son commun dont on s’imprègne – ce qui engendre non seulement la création musicale, mais aussi une grande confiance entre nous.

S’il s’agit de compléter des espaces laissés vides par Mozart, fixez-vous vos improvisations ou l’ensemble reste-t-il ouvert ?
J’écris une partition. Mais cette partition se compose de nombreux éléments différents, qui peuvent être mozartiens ou qui créent l’espace pour de l’improvisation ou une expression orale différente de la tradition européenne. La partition qui s’élabore est au-delà de la distinction écrit/oral, l’oralité étant elle-même une forme d’écriture invisible. Il s’agit ensuite d’inculquer et de mémoriser cette musique et une oeuvre, le Requiem, qui n’a a priori rien à voir avec la logique formelle et émotionnelle de la musique africaine. Nous travaillons donc avec les instrumentistes à des niveaux microscopiques de la partition, sur chaque petit mouvement harmonique ou rythmique, afin d’« africaniser » cette musique et de la rendre ainsi mémorisable.

Il s’agirait donc de revisiter – aussi bien musicalement que culturellement – une oeuvre inachevée, en adoptant une perspective différente…
Au fur et à mesure de notre travail avec les musiciens, le Requiem semble devenir africain. Nous avons l’impression que Mozart vient des polyphonies africaines. Nous voulons en tout cas susciter un trouble, précisément parce que cette façon de s’approprier et de digérer le Requiem doit sembler la plus naturelle possible. Substantiellement, le Requiem reste le Requiem. Il ne s’agit pas de faire un collage ou de superposer Mozart et des musiques africaines, mais de trouver entre ces différentes voix un équilibre qui donne à entendre un ADN commun. Nous creusons donc au coeur de la partition, qu’on aurait dépouillée de ses atours pour n’en garder que l’essentiel. Et ce dépouillement est le fruit du processus que je viens de décrire, et qui comprend « l’africanisation » nécessaire à la mémorisation et à l’assemblage des parties créées séparément. Aujourd’hui, près de 90% de la musique est déjà élaborée.

Parallèlement à ce travail musical, comment Alain Platel intervient-il en tant que chorégraphe ?
Les musiciens qui participent au projet ont un rapport très physique à la musique et au chant. Le plus souvent, au moment d’enregistrer une étape de notre travail, le corps des chanteurs se mettait naturellement à danser. J’imagine qu’Alain va faire éclore cette physicalité, tout en sachant qu’il est très attentif à ce que chacune de ses propositions soit acceptée par tous les artistes présents sur scène. Avec Alain, rien n’est imposé. Tout ce qui est fait ou montré est le fruit d’un consensus. D’autant plus qu’ici, nous sommes en présence d’un groupe avec de fortes personnalités et que nous abordons des sujets aussi personnels que le deuil ou le rapport à la mort. Alain lui-même s’investit intimement dans cette création. Pour ces raisons, il est encore difficile d’en parler, étant donné que les répétitions vont être déterminantes et que tout peut encore changer…

Il semblerait d’ailleurs que le titre, Requiem pour L., dédie l’oeuvre ou s’adresse à une personne en particulier, qu’on imagine être une femme, étant donné l’homophonie entre « L » et « elle » en français.
L. fait évidemment référence à une personne en particulier, mais ouvre aussi sur une perspective plus large. L. pourrait être, par exemple, Lucy, cette femme australopithèque dont on a trouvé le squelette en Éthiopie, datant de plusieurs millions d’années, qui est considérée comme marquant un moment-clé dans l'origine de l'humanité. Mais, pour le moment, je préfère laisser planer une forme de mystère… Avec ce Requiem, nous travaillons sur l’inachèvement, il faudrait aussi que cet entretien reste inachevé (rires).

La mort a interrompu Mozart dans son écriture du Requiem, que vous cherchez aujourd’hui à compléter tout en maintenant sensible l’inachèvement de l’oeuvre. Le processus dynamique qui préside à vos répétitions se retrouvera-t-il les soirs de spectacle ?
Avec Alain, nous travaillons continuellement, jusqu’à la dernière d’un spectacle. À plus forte raison quand nous collaborons avec des musiciens avec qui nous ne fixons pas les choses définitivement. Trop d’émotions sont en jeux et sont véhiculées pour nous en tenir à une version rejouée telle quelle chaque soir. Même si nous travaillons sur quelque chose d’extrêmement articulé et délicat, le spectacle évolue toujours. Et, dans cette évolution, il est important de retrouver un sentiment d’inachèvement, d’incomplétude.

Propos recueillis par Antonio Cuenca Ruiz